LE COUPLE, LIEU D’ECHANGE SYMBOLIQUE OU LIEU DE REPARATION ?

Michel Baron

 

 

« C’est à trop voir les êtres sous leur vraie lumière qu’un jour ou l’autre, nous prend l’envie de les larguer. La lucidité est un exil construit, une porte de secours, le vestiaire de l’intelligence. C’est aussi une maladie qui nous mène à la solitude »

 

       Léo Ferré.

                                     La mauvaise graine

 

 

La lucidité du poète se rapproche de celle du psychanalyste Jacques Lacan, quand il énonce que « les -noms-dupes errent ». Cette solitude et cette errance sont-elles le lot programmé de « ceux qui comprennent » où sont-ils obligés de composer avec la duperie ? Ou pour faire plus simple : la relation à l’autre n’est-elle possible qu’en y incluant la croyance au père Noël ?…

Le couple représente, par excellence, le lieu où cette contradiction cohabite le plus intensément. Maçons dans une obédience mixte, il est sans doute judicieux de nous y intéresser.

 

La question fondamentale étant, au-delà des lieux communs, de tenter de répondre à la question : A quoi sert le couple ?

 

Dans le couple se déroulent des phénomènes qui dépassent les acteurs eux-mêmes. Dans l’acte de s’unir à quelqu’un ( fait subjectif par excellence), il semblerait que l’on dise tout autre chose que ce que l’on croit dire. Ce « tout autre chose » c’est l’inconscient qui échappe au sujet qui parle et qui parle en particulier de s’unir à un autre sujet qui parle lui aussi. Cette parole que l’on veut sincère, nous constatons que nous ne la maîtrisons pas et que nous faisons très souvent l’inverse de ce que nous souhaitons. C’est ce que constate St Paul, dans l’Epître aux Romains ( chapitre 7, versets 15 à 25 ). La lassitude, l’angoisse que l’on sent dans ce texte viennent de la découverte qu’un « au-delà » de notre volonté est plus puissant que notre agir conscient. Et c’est cet « au-delà »du plaisir de « bien faire » qui est à l’oeuvre dans chaque couple et qui met en mouvement sa relation.

 

Sujet partagé, clivé par excellence, entre son conscient et son inconscient, entre ses pulsions et les interdits nécessaires à la sauvegarde de toute société, l’homme va demander à l’autre ce qu’il ne peut lui donner : l’unité retrouvée, la fin du clivage en lui. Ce clivage qui est le drame de la nature humaine et qu’elle n’a jamais accepté. Le couple, imaginairement, serait ce lieu où les contradictions se résoudraient et ce, jusqu’à la négation de la différence des sexes : l’idéal biblique ne dit-il pas : « L’homme et la femme s’uniront et ne formeront plus qu’une seule chair » ? Idéal biblique déjà revendiqué par l’Antiquité dans son admiration pour l’hermaphrodite.

Cette quête de restitution de l’unité perdue est la première des demandes formulée à l’autre qui est lui-même partagé. Cette demande de « ne faire qu’un » ressemblerait assez à une demande de régression à une vie prénatale, là où tout est chaud, sans tension, finalement sans désir. Le couple, c’est d’abord, inconsciemment, le désir de remettre en place le liquide amniotique, la sexualité ne venant qu’au second plan dans le désir de constitution du couple, ce dernier n’étant d’ailleurs pas nécessaire pour la vivre. Elle peut-être même un obstacle à ce qui est souhaité : la reconstitution d’un monde apaisé, à l’abri des tensions, y compris sexuelles. Ce que Freud va appeler «l’instinct de mort » ou « le principe de Nirvana »,un retour à l’indifférencié, sorte de « sentiment océanique » qu’évoque Romain Rolland dans sa correspondance avec Freud. Etat où la parcelle regagnerait le Tout au terme de l’éradication des désirs, donc des manques.

 

Le couple répondrait donc à ce souhait de l’instauration d’un Nirvana : la presse people en fait régulièrement ses « unes ». Il est intéressant de constater, de manière pathologique, surtout chez les adolescents, que l’ union, à son acmé va conduire, parfois, le couple au suicide, car les protagonistes sentent bien que l’Un est illusoire et que le Deux va bientôt resurgir, réanimant le clivage dans le couple et en soi-même.

Une autre dimension apparaît : celle de l’image. Le couple est le lieu où l’on demande à l’autre ce qu’il ne peut donner ou à qui l’on adresse une parole qui ne lui est pas destinée en réalité : comme si, à-travers le corps et l’esprit de l’autre, le dialogue s’instaurait avec « quelqu’un » dont l’autre ne sert que de masque. Le couple ne serait plus alors deux, mais quatre ; les deux partenaires et ceux qui sont derrière, avec lesquels se passe le vrai dialogue du sujet. Et ce, pour le meilleur ou pour le pire. Le couple devient le lieu, à plus ou moins forte dose, où l’on se sert de l’autre pour dire quelque chose à des personnages de son enfance, que cela soit sous forme d’aveux ou de règlement de comptes. « Repartir à zéro », pour mettre une distance par rapport au passé familial en instaurant un couple est un leur. Souvent, le couple se construit sur une névrose complémentaire et dure très longtemps,à la satisfaction des protagonistes. Par exemple, dans le cas d’un oedipe non- résolu, voir l’autre comme son père ou sa mère, peut apporter une immense satisfaction sans risquer le phantasme de castration, puisqu’il n’y a pas de désirs en direct sur le parent, mais sur le conjoint légal. On voit, chez les vieux couples, les effets tardifs de ces transferts quand ils s’appellent, avec tendresse, « papa » ou « maman » ! A une certaine époque de la vie, il n’y a plus de risques à jeter bas les masques : l’inconscient peut se payer le luxe de parler en direct.

 

L’inconscient est comme Janus : la double face peut s’exercer dans le domaine des règlements de compte:le sujet choisit, inconsciemment, l’autre pour liquider des conflits latents qu’il porte dans sa musette depuis l’enfance. L’un et l’autre peuvent s’utiliser pour régler ce qui n’a jamais été dit avant, dans leurs histoires individuelles, par crainte ou désir de ne pas faire mal à celui ou celle a qui devait s’adresser le message. L’autre devient le punching-ball rêvé du conflit interne. On parle beaucoup de ce fameux concept de « guerre des sexes », mais cette guerre n’est-elle pas seulement un combat d’arrière garde avec son propre passé ?

 

Quelle est l’issue de ce combat contre les ombres du passé ? Il peut être de deux sortes : le couple ayant épuisé son reliquat de problèmes psychologiques non-résolus auparavant, se retrouve, lucide ou désenchanté, acceptant de voir l’autre comme réellement autre, dans une altérité consentie, où la personne «  en face », irrémédiablement différente de moi, choisie inconsciemment, au départ, parce qu’elle avait une ressemblance avec le passé, passe du statut de hasard à celui de destin, afin que, comme le dit magnifiquement, le philosophe Paul Ricoeur ( 1 ) : « Deviennent ainsi fondamentalement équivalents l’estime de l’autre comme un soi-même et l’estime de soi-même comme un autre ».

 

En dernier lieu reste la solution de la séparation, du divorce. Mais, d’emblée, une question nous vient à l’esprit : « Dans le fond, d’avec qui divorce t-on ? » Est monsieur ou madame X, ou bien d’avec la famille d’où l’on vient et avec laquelle on n’avait pas rompu, emprisonné dans un cordon ombilical qui nous étouffait peu à peu et qu’il fallait bien, question de vie ou de mort, trancher à un moment ?. Le couple n’a joué alors qu’un rôle de transfert. Une analyse sauvage en quelque sorte. Et, comme en analyse, si le transfert est réussi, on a plus besoin de l’autre, comme on a plus besoin de l’analyste : on ne le reconnaît plus dans sa spécificité propre mais comme un reliquat de son propre passé. On peut passer alors à autre chose et aborder une autre relation plus épurée, avec moins de scories. C’est dans ce sens que Freud pense que les deuxièmes unions marchent mieux que les premières qui payent les reliquats de la vie inconsciente passée ( 2 ). Malheureusement, l’issue n’est pas toujours aussi nette : si les résidus névrotiques sont loin d’avoir été épuisés dans la première union, alors nous assistons à une interminable répétition, comme dans le cas d’une « analyse interminable » où le sujet prend l’autre comme objet dont il se sert inconsciemment pour ne rien régler de ses problèmes et rester une sorte d’objet fétiche qui met en place, le maintient plus ou moins pervers dans la jouissance de ce qui se passait dans l’enfance, que ce soit avec le même partenaire ou avec d’autres. Qui n’a en mémoire l’exemple de ces couples qui se déchirent en se donnant en spectacle, mais qui ne se séparent jamais ?

Le couple a pour fonction d’être un pont qui relie le passé au présent des sujets et qui peut leur permettre de quitter une enfance « réparée » tant bien que mal, afin d’accéder à un âge dit adulte. Le couple est un deal entre partenaires : soit un aménagement dans une altérité acceptée, soit une rupture qui peut être une catharsis ou le début d’une démoniaque répétition.

 

Tout est donc possible et tout peut s’envisager. Ou comme Jean-Claude Lavie dans son livre « L’amour est un crime parfait » qui écrit ( 3 ) : « Et à quoi s’expose t-on quand on aime ? Au pire évidemment ! De l’autre comme de soi » ou du poète persan Saadi qui dit (4 ) « Il est prodigieux que je conserve l’existence en même temps que toi ».

 

Le couple est une alchimie où, au-delà de l’oeuvre au noir, l’un et l’autre attendent de voir apparaître de l’or ou que tout parte en fumée…

 

J’ai dit.

 

Michel Baron

 

 

                                     NOTES

 

 

– (1 ) Ricoeur Paul : Soi-même comme un autre. Paris. Ed. Du Seuil. 1990. ( page 226 ).

 

– ( 2 ) Freud Sigmund : La vie sexuelle. Paris. PUF. 1969.

 

– ( 3 ) Lavie Jean-Claude : L’amour est un crime parfait. Paris. Ed. Gallimard. 1997.

 

– ( 4 ) Saadi : Gulistan.Le jardin des roses. Paris. Ed. Robert Laffont. 1980.

 

 

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